Dramaturge basée en France, avec un activité redoutable en espace public, Marie Reverdy a passé le mois de mai en cavale au Québec, dans le cadre du travail de théâtre de paysage du Théâtre des Petites Lanternes. Une bonne occasion pour prendre rendez-vous et approfondir la compréhension de termes qui tournent autour de cette discipline. Cyril Assathiany, codirecteur artistique de la compagnie, est allé à sa rencontre.
Halte Sémantique : Qu’est-ce qu’on entend, vraiment par le mot “paysage” ?
Marie souligne que le concept de paysage, apparu à la Renaissance dans la culture occidentale, associe vision et nature. Il décrit une unité visuellement perceptible, mettant en jeu des éléments végétaux, et authentifie le site qu’il structure. Comparable à une symphonie, il requiert l’harmonie des éléments pour constituer une œuvre cohérente, soulignant l’importance du point de vue et de la perspective. Sa naissance coïncide avec celle de la perspective en peinture, marquant une émancipation vis-à-vis du sujet narratif. Le paysage est une représentation globale valant pour elle-même, indépendamment de toute symbolique ou narration.
Une première règle pour le paysage pourrait se formuler ainsi :
”l’œil doit faire abandon de la quête d’une utilité, d’un sens, d’un symbole. Il doit abandonner l’idée de chercher un décor pour accueillir une proposition artistique qui aurait été pensée en amont. Il doit abandonner l’idée de trouver l’illustration parfaite d’une trame narrative, peut-être même abandonner la narration. C’est dans l’abandon qu’apparaît le paysage, défait des projections, des besoins, des utilités, des fonctions.
L’établissement d’un glossaire
Il y a une panoplie de termes connexes qui existent autour du travail in situ: : territoire, espace, lieu/non-lieu, environnement, milieu. Marie les définit ainsi :
Territoire
Le mot “territoire” n’a pas la même connotation au Québec qu’en France. Outre-Atlantique, le terme a été fortement investi par la philosophie de Deleuze et Guatarri qui parlent de territorialisation et déterritorialisation comme synonyme (ou presque) de construction et déconstruction. Le territoire n’est donc pas exclusivement topologique d’une part, et n’est pas synonyme de privatisation d’autre part. Le territoire, explique-t-elle, ne s’apparente donc ni au nid, ni à la niche, ni à la cabane, ni à la maison, qui sont des espaces privatisés par le fait d’être intimes. Le territoire s’apparenterait plutôt aux prolongements de l’habitation privée, il est le village, le quartier, le lopin, la ville, la région, le pays, dans lequel on se sent chez soi, sans pour autant priver les autres de pouvoir, également, s’y sentir chez eux. Le territoire n’est pas qu’humain : on parle de territoire pour les oiseaux, les mots, le sens, les personnes. Un synonyme qui pourrait paraître satisfaisant serait celui de “terrain de la communauté”.
Espace Public
Terme générique qui a fini par s’imposer, en France, pour désigner les œuvres qui ont lieu n’importe où sauf dans les théâtres, chapiteaux ou musées. Il a supplanté le terme Rue qui prédominait dans les pratiques artistiques des années 70/80. Toutefois, le terme d’art en espace public ne semble pas entièrement satisfaisant, et ceci pour plusieurs raisons qui tiennent au flou de la définition et à son acception différente selon le champ disciplinaire (urbanistique, juridique, sociologique) qui investit le terme. Ce débat, franco-français, est tout de même intéressant à l’endroit de la connotation très politique du terme. L’espace public est plus proche de l’Agora que de l’Habitat. Il est l’endroit du débat public, l’endroit de la négociation ou de l’affrontement, l’endroit où se manifestent les enjeux du vivre-ensemble, du pouvoir et du contre-pouvoir. Aucun espace n’est, en effet, jamais totalement politiquement neutre, même lorsqu’il apparaît comme pacifié.
Outre ces deux termes, le glossaire comprend aussi la notion de “milieu”, qui est l’usage qu’un système perceptif peut faire d’un espace. Le milieu est donc relatif à l’espace perçu par le corps particulier d’une espèce animale (le milieu de la chauve-souris, par exemple, se construit sans image).
Lieu et non-lieu
La distinction de Marc Augé entre Lieu et Non-Lieu inspire grandement le travail de Marie. Augé observe une standardisation croissante de certains espaces, où les éléments sont conçus pour des fonctions spécifiques, réduisant ainsi l’identité des occupantes et occupants. Par exemple, une rue commerciale remplie d’enseignes de chaînes internationales, axées exclusivement sur la consommation, peut être considérée comme un non-lieu, car elle ne favorise ni les arrêts, ni les rencontres, ni la création de souvenirs significatifs. Bien qu’il puisse y avoir des interactions personnelles ou des événements dans ces endroits, les cabines d’essayage ou les files d’attente en caisse ne sont pas propices à marquer des moments importants de la vie. Cette standardisation est encore plus poussée dans les centres commerciaux, où chaque centre ressemble à un autre. Ainsi, un centre commercial devient un exemple typique de non-lieu selon Augé. Cependant, la perception de lieu ou de non-lieu n’est pas figée, car certains espaces peuvent être vécus différemment par différents individus. De plus, le concept de non-lieu n’est pas nécessairement négatif et peut même représenter une utopie, comme dans le cas d’un théâtre où chacun, pendant la représentation, devient public sans distinction de sexe, de genre, de couleur de peau, de classe sociale ou de handicap.
Travailler avec les espaces non-dédiés implique de s’engager avec les lieux et non-lieux, avec les habitants et leurs expériences, rythmes, et relations avec ces espaces. Les espaces ne sont pas de simples images, mais des réceptacles de récits, de douleurs, d’histoires d’amour et de moments joyeux. Un même espace peut être perçu comme un lieu ou un non-lieu selon les individus. Explorer ces espaces implique de transcender la perception visuelle pour intégrer les sons de la ville ou de la forêt, les odeurs de la boulangerie, des pots d’échappement ou du fumier. Il s’agit de se demander pour qui cet espace est significatif. Quelle est la douceur des souvenirs d’enfance que même un espace jugé laid peut évoquer ? Quelle histoire se cache derrière ces espaces transformés en vitrines, ces commerces disparus, ces quartiers ouvriers maintenant gentrifiés ? N’est-ce pas cette mémoire inconsciente qui se présente comme le Genius Loci – l’esprit du lieu ?
Des réflexions en continue
Penser en termes de paysages, de “terrain de la communauté”, de lieu ou de non-lieu, atteste de la pertinence de cette idée que les espaces débordent l’image de toute part. Ces différents termes ne sont donc pas des “prisons pour la pensée”, mais des “moteurs à la pensée”, à la sensibilité, et au regard que l’on porte sur tous ces topos, espaces, lieux ou non-lieux que nous arpentons, espérant y faire œuvre. “Le but n’est pas de classer les espaces et fermer le sens, mais d’ouvrir la parole et la discussion en faisant vaciller les certitudes sur ce qui est beau ou non, esthétiquement valable ou non.
”Une fenêtre de chambre donnant sur l’arrière-cour et le local à poubelles fera spectacle des levers de soleil, du rythme des saisons, d’un bout de ciel, et d’un paysage intime pour celui ou celle qui la contemple tous les matins, dans la musique du moment et l’odeur du café.
Ces mots sont nés au mois de mai 2024. Ils sont le fruit de la rencontre entre une dramaturge, une ville et une équipe artistique.
Pour Les Petites Lanternes : Marie Reverdy, Cyril Assathiany, Kristelle Holliday, Véronique Barbara Viens, Angèle Séguin, Amélie Lemay Choquette, Simon Durocher, Dave Jenniss, les terrains vagues, Sherbrooke, l’Urubu à tête rouge, King, les nuits mémorables, les corbeaux, Wellington Sud, les gares réaffectées, les matcha latte et les mésanges.
À propos de Marie Reverdy
Dramaturge pour plusieurs compagnies en danse et en théâtre, pour la salle et pour l’espace public, Marie Reverdy intervient à la FAI-AR (formation supérieure d’art en espace public) basée à Marseille, à l’Université Paul Valéry Montpellier 3 et à l’Université Nice Côte d’Azur. Depuis peu, elle a la responsabilité pédagogique du DPEA de Scénographie de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier. Les DPEA (Diplôme Propre aux École d’Architecture) sont des années de spécialisation que les architectes peuvent faire une fois leur diplôme d’architecte obtenu. En Scénographie, les étudiant.e.s abordent la question de la muséographie et du spectacle vivant, que ce soit en architecture, équipement ou création. Dramaturgie et Scénographie sont alors, pour Marie, les deux piliers d’une sensibilité née dans les plis et replis des fils entrelacés entre poïetique et topoï.